Bonnard
La pluie tombe dans la nuit
violine, le monde se noie dans un déluge infini sous les néons pâles des
réverbères.
Son corps flotte. Flotte.
La baignoire est son refuge, est
son tombeau. Parce qu’il ne lui reste plus que ça, attendre les heures une par
une. Il faudra bien dans un moment sortir, se sécher, peut-être manger quelque
chose ou au moins boire un thé, une tisane. Il faudra bien faire quelque chose,
parce que c’est ce qu’on attend de nous en général ; c’est ce que la vie,
la société, le monde nous a inculqué. Il faut faire. Être. Vivre.
La pluie frappe les dalles en
verre opaques dans un claquement agaçant. Dehors, c’est l’hiver. Dedans aussi. Le
bruit trop régulier devient presque une torture. Il n’y a pas de vent pour
agiter l’air, pour donner à la pluie un semblant de vie. C’est une averse
morte. Tout est mort de toute façon dehors, dans le grand hiver baigné de cette
étrange lumière violette.
En dedans aussi tout est
mort. Là dans son ventre, dans sa
poitrine qui ne se soulève plus qu’à peine. Même respirer est devenu
douloureux. Parce qu’à quoi bon ? Il est parti. Hier. Un matin pluvieux,
toujours cette humidité, là dans l’air, dans les gestes, dans la bouche qui
peine à inspirer. Il a juste dit : « C’est fini. Tu sais c’est
fini. »
Elle savait bien sûr. Elle
savait. Leur histoire avait déjà trop durée. Trop belle pour être vraiment
vraie. Trop heureuse. Ou pas assez. On ne sait jamais en fait ce qui précipite
la fin d’un amour. C’est une chute imperceptible, un jour sans joie, sans
tendresse, puis un autre. Le ronron idiot de la télévision. Les invitations
d’amis que l’on n’apprécie pas. Des weekends d’ennui. Quoi ? Ou alors on
trompe l’autre, on se fracasse des mots durs à pleine bouche, on s’étreint dans
la sueur des corps en se disant que c’est ça l’Amour, avec un grand A. On ne
sait jamais. Tout vacille lentement, tout devient un vertige.
Elle garde ses collants.
Pourquoi ? Est-ce qu’elle a même songé à les enlever avant de glisser son
corps dans l’eau brûlante. Elle vit une demie vie dans un cauchemar permanent.
Comme une apocalypse au ralenti. Elle ne sait plus vraiment qui elle est, quel
est son prénom. Elle ne sait plus vraiment si c’est le jour ou bientôt la nuit
encore. Elle se recroqueville. Elle rêve de revenir à avant quand elle baignait
dans le liquide amniotique. Ça lui parait si évident, trop presque. Il lui
aurait dit de sa belle voix grave qu’elle se plaisait dans les clichés et que
lui il aimait ça, cette propension à la facilité, à l’évidence. Parce que vivre
n’est pas toujours une évidence, une facilité. On trouve les havres que l’on
peut.
Elle ferme les yeux, ses grands
yeux bruns. Sa main caresse lentement le haut de sa cuisse. Elle ressent ses
doigts, à lui. Ses doigts épais et durs, aux ongles coupés courts qui fouillent
son corps, son ventre, son sexe. Ça lui
fait mal. Mal dans ses souvenirs. Elle
veut sa bouche sur ses seins, ses mains, elle veut jouir et le faire jouir.
Elle veut. Mais elle n’a rien d’autre que l’eau qui ne la berce même plus, qui
refroidit inexorablement. Et la pluie dans la nuit violine.
Puis, elle sait que demain, après-demain,
et le reste des jours qui viennent, il ne se passera rien de plus, rien de
moins que ce qu’il doit se passer. Vivre. Avancer. Dormir. Pleurer.
Un jour se lever avec une douleur
un peu moins forte. Un pincement presque ténu dans le côté du cœur. Lui a
accepté, la tête non.
Elle ouvre le robinet en grand,
l’eau chaude jaillit. Encore un moment. Elle repense à Marthe Bonnard, la femme
du peintre, qui restait si longtemps dans ses bains. Marthe si triste
paraît-il. Si folle. Elle repense à Marthe à la sieste, accroché à Orsay, les
courbes de l’épouse et la volupté érotique du tableau. Elle repense que Marthe
s’appelait Marie et que le peintre ne l’a su que le jour de leur mariage.
Pourquoi penser à ça ?
Pourquoi pas.
Il faut laisser l’esprit aller
ailleurs, là où Lui n’est pas, n’est plus. Il faut laisser l’esprit baigner
dans le bain. Il faut se recroqueviller à peine plus. Et dormir. Enfin dormir.
Dehors, dans la nuit violine la pluie
inonde les façades, trempe ce qui reste des feuilles mortes pourrissantes. Ça
fait une bouillie un peu laide, un peu sale.
Le bruit de sa vie.
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Ce texte a été inspiré par le travail photographique de Nathalie Lescuyer. Vous pouvez le retrouver :
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