Neige
La musique assourdissante pulse ; même avec la porte d’acier close on l’entend de loin dans la rue immense et vide. Un mélange de hurlements hystériques, guitares rageuses, batterie frappée comme une enclume. Son lourd, punk. Classiquement punk. Terrible mélancolie de ce qui semble éternel et qui ne l’est pas.
Dans l’air glacé les haleines
exhalent une buée épaisse, dense qui concurrence presque la fumée des
cigarettes, des joints, des vapotes. Etrange comme le XXIème siècle s’immisce
dans des détails insignifiants. Qui aurait imaginé des kids tirant sur un
cylindre électronique quarante ans auparavant ? Personne. Il n’y avait que
les Marlboro et les feuilles collées en L. Des boulettes effritées dans la
paume, les buvards qui faisaient décoller, le speed. Live fast die young. Les
Sex Pistols, la voix hargneuse de Rotten, les bastons, les cuirs percés d’épingles,
les crêtes. Des concerts sauvages un peu partout. On pouvait tout : tout
espérer, parce que le seul espoir qui tenait c’était d’entendre des groupes, de
danser à en avoir mal partout. De vivre. Tout explorer. Tout.
Putain de folklore.
Le Folklore de ceux qui croyaient
refaire le monde, qui voulaient vivre aussi peu qu’une balle tirée dans la
merde ambiante : les parents, les pavillons, la Renault et ce putain de
lycée. Manque de bol ceux qui ne sont pas morts du SIDA, d’une overdose sont
devenus ce qu’ils refusaient si fort. On vieillit, les cheveux tombent à la
même vitesse que s’ouvrent les PEL, Livret A. Tandis qu’on regarde grandir ses
mômes, un peu éberlués, on se rappelle qu’avant on avait des idéaux.
Qui ne tenaient pas sur la
feuille A4 d’un bulletin de salaire.
On n’est pas mort jeune, mais on
est plus bien vivant.
Alex contemple la petite foule de
gamins qui se pressent devant les gros bras de la sécu. Petites punkettes, semi
goth, gamin skin à la panoplie soigneusement étudiée. Tout ça est très propre,
tout ça sent le déguisement du samedi soir, avec peut-être la bénédiction des
parents, avec peut-être l’espoir que le môme fera quelque chose d’un peu plus conséquent
qu’agent d’assurance, concessionnaire auto.
Mais derrière l’accoutrement, il retrouve
ce truc, cette vibration. Ça n’a pas de nom, pas de visage, pas de vie. C’est
là, tout simplement là. Ça pue la bière renversée, la sueur des corps dans le
pogo. Ça sent le baiser fougueux quand le chanteur hurle « And I don't want
to know if you are lonely / Don't want to know if you are less than lonely / Don't
want to know if you are lonely / Don't want to know, don't want to know ».
C’est le goût de la clope, de la baise, des peaux dénudées. C’est le rock, le
rock des guitares saturées, des cordes brisées. Le rock de l’envie de vivre,
puis de crever en en ayant rien à foutre.
C’est le rock éternel, celui qui
ne mourra jamais, comme si ses icônes n’avaient jamais disparu. C’est le rock d’Iggy,
Lemmy, des Stones, des MC5. C’est ce putain de rock que Satan a introduit sur
Terre pour qu’enfin on se marre.
A ses côtés Jess tape du pied. Un
rythme un peu vif, comme pour combattre le froid, comme pour conjurer les
cheveux blancs, comme pour avoir encore une fois quinze ans. Ils ne savent pas
bien pourquoi ils sont ici. Ont-ils peur de vieillir ? Ont-ils besoin de
se rassurer sur ce qu’ils furent ? A bientôt cinquante ans, Alex a peur de
devenir comme ces vieux gars tatoués qui n’arrivent pas à raccrocher. Ils sont
échoués au comptoir, le cheveu rare, un vieux Harrington et des bagues que
jamais ils n’enlèvent. Sirotant des bières, ils racontent aux gamins qui ont
encore la patience de les entendre des histoires d’avant. Des histoires de
roadies, de concerts inoubliables. Des histoires de stars déchues au sommet de
leurs gloires. Des histoires de vieux cons.
Mais non, non, ils ne sont pas ainsi.
Non.
L’air glacé lui gèle les mains, par
la porte entrouverte s’échappent les remugles si familiers. Jess sourit avant
de s’allumer une clope.
« Tu m’aimes ?
-
Oui. Follement. »
Deux petites punks, bas résilles
sur jupes déchirées, vernis noir et rouge à lèvre écarlate, échangent un petit
sourire en entendant ces mots. Peut-être c’est ça l’amour. Peut-être c’est se
tenir la main avant un concert où on n’a pas sa place. Peut-être c’est écouter
les Fixers. Ses parents à elle n’écoutent que des trucs chiants. Lara Fabian,
Obispo. De la merde. Elle aurait aimé qu’ils soient plus funs. Elle aurait aimé
des parents comme le grand type chauve aux docs noires et la rousse à la jupe
écossaise. Elle espère qu’ils vont bien s’amuser.
Alex se retourne vers Jess. La
musique les éclabousse au moment où ils entrent dans la salle.
Il l’embrasse.
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