Petit poisson deviendra grand
« Tu sais, je préfère qu’on
reste amis, c’est plus sympa, si on sort ensemble ça va tout gâcher. »
Marie a dit ça d’une voix trainante, un peu lasse, comme si cette phrase
revenait trop souvent dans sa bouche. Au loin, après le grillage, le chemin de halage,
il y a le fleuve qui s’écoule sous le ciel plombé de novembre, des oiseaux
noirs observant je ne sais quoi, le vent bouge à peine la cime d’un vieux saule
à ma gauche. Des élèves traversent l’immense cours d’un pas traînant, emmitouflés
dans des doudounes trop grandes, des écharpes bariolées, la guerre ravage la Croatie,
l’Irak. J’ai manqué une respiration.
« D’accord. ».
Tout vient de s’effondrer, comme
ça, d’un coup. Je retire mon bras de sa taille. Je me sens vide, triste et
vieux à cet instant là ; je crois, d’ailleurs, que Marie le voit, ou le
sent, elle m’adresse un petit sourire gêné, me fait une bise sur la joue et se
lève. « A tout à l’heure en maths ? » Je ne réponds pas, mais
hoche la tête. Pour dire quoi, de toute façon ? Marie ne veut pas de moi,
c’est comme ça, mais ça fait mal. Mon cœur vient de se briser en mille petits
éclats indistincts. Je me lève, un peu gauche. J’ai du mal à respirer, à
déglutir. Pourtant autour de moi rien n’a changé. Le lycée est le même, la cour
aussi. Il y a toujours les élèves qui traversent, des profs qui se hâtent, des
bancs vides, quelques arbres. Simplement, moi, je suis détruit. Il va falloir
porter cette tristesse maintenant, il va falloir apprendre à vivre avec
l’impossible, il va falloir accepter de ne jamais être aimé par Marie. Je mets
le casque aux oreillettes de mousse orange sur mes oreilles, appuie sur le
bouton marche. Les Cure murmurent Charlotte Sometimes. Je veux m’allumer
une clope pour me donner une contenance, mais mon paquet est vide, j’ai offert
la dernière à Marie il y a dix minutes. C’est si loin, c’est avant, quand je
pensais que tout était possible. J’ai une immense envie de pleurer comme quand
j’étais enfant, de m’allonger en chien de fusil au beau milieu de la cour et d’attendre
que ma mère vienne me réconforter avec un chocolat chaud ou un câlin. Mais ma
mère est au travail et je suis trop grand pour les câlins.
Plus tard, dans la nuit, j’entends
le souffle du vent, régulier et puissant, qui heurte la façade. Il s’est levé en
début de soirée, et remonte l’estuaire, s’engouffre et vient pousser le
portillon vert sapin du jardin qui danse dans un grincement métallique. Je
n’arrive pas à trouver le sommeil, je tourne dans les draps. Marie, Marie,
Marie… « On reste amis. On reste amis. On reste amis. » Et ce petit
sourire lassé, fatigué qui revient sans cesse dans la pénombre de ma chambre. Une vieille figurine phosphorescente semble me
faire de l’œil. Je ne pourrais jamais dormir. Je me lève vers minuit, dans le
salon mon père assis dans son éternel fauteuil fait des mots croisés en
silence. « Tu ne dors pas ? »
- - Non. Pas sommeil.
- C’est ce vent, ça énerve.
- Oui, le vent…
- Ça va ?
-Oui ça va, t’inquiète. »
J’aurai aimé à ce moment lui dire
que non, ça ne va pas, que j’ai pris un râteau par la plus belle fille de
première B2 que j’aime en silence depuis la rentrée, que la vie est dégueulasse
parce qu’elle ne laisse pas d’espoirs. Que Marie ne m’embrassera jamais, et que ses cheveux noirs et bouclés, son corps
ferme, sa bouche brillante et ses seins, les seins de Marie, me sont à jamais
interdits et que c’est la chose la plus horrible qui soit, la plus horrible que
je n’ai jamais vécu. Mais il ne comprendra pas, je pense. Mon père est un mec
assez basique qui a longtemps été mécano sur un paquebot qui se rendait au
Brésil. Il est revenu à terre pour ma mère et a fait pas mal de boulot. Maintenant
il est maçon, pas loin de la retraite ; je suis un gosse de vieux. Maman
fait un peu de secrétariat pour un loueur de bateau de loisir, un gars de
Nantes. Elle est à mi-temps, le reste de ses journées est occupé par les
voisines, le scrabble et l’ennui. Ils sont gentils mes parents, ils ne me
prennent pas trop la tête, pour eux que j’ai mon bac serait une consécration,
l’ambition ultime prendrait l’apparence d’un BTS. Je n’ai pas grand-chose à
leur reprocher, je n’ai pas grand-chose qui me rapproche d’eux. J’enfile une
doudoune, avec une grande capuche, je ne la mets plus trop, le canard dans le
dos me donne l’air un peu con.
« Tu sors Mathieu ?
- Oui P’pa je vais prendre l’air.
- Ne tarde pas trop demain y’a lycée.
- Oui. »
De rares lumières scintillent aux
fenêtres des pavillons endormis. Le vent bouscule l’air, charrie des particules
d’eau. A la TV ils ont parlé de tempête d’automne, il y en aurait dix comme ça
tous les ans ici. Je m'en fous des bourrasques, des dépressions, des marées, en
marchant dans le jardin entretenu avec un soin maniaque j’ai juste envie de
pleurer. C’est la première fois que je tombe amoureux, la première fois que j’ai
vraiment envie d’embrasser une fille, de l’aimer. Je nous voyais déjà main dans
la main - combien de fois j’en pensé à ça, combien ? – au bord du fleuve,
puis buvant des cafés dans un bar du centre. On se couvrait de baisers, de
rires. Marie avait les joues rougies de froid et de plaisir. C’était magnifique,
si beau que mes pensées n’allaient jamais plus loin, parce que j’avais peur de
salir mon rêve, de la salir. Jusque-là mes expériences se résumaient à des
bisous dans la cour de l’école primaire. Un baiser l’été dernier, à une fête,
une nana bourrée que je connaissais à peine avait posé ses lèvres sur les
miennes. Je garde un souvenir étrange de ce contact : l’haleine chargée,
la douceur des peaux, le début d’érection. Je suis assez timide, réservé, ma
tentative maladroite pour prendre Marie dans mes bras a nécessité un effort
presque surhumain. J’avais répété ce geste des heures, des jours durant. Et au
moment venu je m’étais jeté en apnée comme un plongeur.
En vain.
Dans la rue les lampadaires font
des tâches au sol, l’air est un peu salé, chargé des embruns volés à l’océan. J’ai
envie de hurler le nom de Marie, comme ça pour rien, de m’asseoir, de pleurer
blotti dans mes propres bras, de courir aussi. Je ne sais pas de quoi j’ai
envie en fait. Au bout de la rue il y a une route qui va là-bas jusqu’au pont,
aux raffineries que je distingue dans le lointain. Après c’est l’immense
étendue d’eau, l’Amérique et puis quoi ? Le vide?
« Is it getting better/or do you feel the
same/will it make it easier on you”
Je finis par me poser sur un banc
en compagnie du fleuve, immense et puissant, du bruit du vent, de l’eau, les
larmes montent et je pleure en silence. U2 chante One en boucle. Ça dure
un long moment, je n’essaye même pas de me retenir, de me moucher, tout
s’écoule, tout glisse, tout passe. Marie veut qu’on reste amis. On est même pas
vraiment copains.
A cause de la fumée des
cigarettes je distingue à peine mon pote Arnaud. Occupé, comme d’habitude à
tenter de faire passer ses trucs house bizarres au DJ de la soirée, il n’est
concerné par rien d’autre. C’est Manue qui invite ce soir, elle vient d’avoir dix-huit
ans. On dirait une sorte de détour obligé, la soirée beuverie, pour marquer le
passage à la majorité. Dans la pièce nue, vidée des meubles qui craignent le
plus, on s’agglutine à trente ou quarante, buvant des bières tièdes, du whisky.
Dans certains coins des couples s’embrassent à qui mieux mieux, je sais qu’à
l’étage d’autres ont investi les chambres. Et moi j’attends je ne sais quoi,
battant du pied au rythme de Noir Désir. Après il y aura Nirvana ou Simple
Minds, Duran Duran et tout un tas d’autres trucs convenus et sans intérêts. Mais
c’est la règle, il faut s’éclater avant de grandir. Le samedi suivant on ira
ailleurs, toujours plus ou moins les mêmes, puis ailleurs encore. Samedi soir
après samedi soir on se retrouvera, on boira, on fera semblant d’être heureux comme
dit Saez. Je suis invité parce qu’il le faut bien. Je ne suis pas assez nul
pour qu’on m’oublie, mais pas assez intéressant pour être essentiel. Je fais la
foule, j’amène un pack ou du coca, on me fiche la paix. Nous sommes beaucoup
dans mon cas, les anonymes des soirées, ceux qui repartent célibataires parce
que personne ne leur accorde d’importance. Je ne sais pas comment ce sera plus
tard, mais souvent je me dis que j’aurai la même vie un peu inerte que mes
parents. Un travail, un chien, des enfants et un pavillon. Je ne serai ni
heureux ni malheureux, parce que c’est ainsi que les choses doivent se faire. Je
ne connais pas grand monde ici : Arnaud mon meilleur ami, Nath une fille
avec qui je discute des fois en cours, et puis une masse de visages, des gens à
qui je serre la main ou que j’embrasse le matin en descendant du bus scolaire,
avec qui je déjeune au self, mais dont au fond je ne sais rien.
Marie danse, star de la soirée,
star de toutes les soirées. Autour d’elle des types tournent en agitant les
bras de manière plus ou moins syncopée, les mèches tombent savamment sur les
fronts, les cols de chemise sont ouverts. Marie danse et ne les remarque pas.
Ou plutôt elle feint de ne pas les remarquer. C’est de Marie dansant dont je
suis tombé amoureux. Il y a dans ses gestes une sensualité presque lascive,
quelque chose d’érotique et anodin. Plus que ses cheveux noirs ou son sourire,
ce sont les mouvements de Marie qui m’ont subjugué. Et c’est pour ça que j’allais
de samedi en samedi à des fêtes où je n’étais pas demandé, faire des choses qui
ne m’avaient jamais amusé. J’ai longtemps hésité à venir à cette soirée, je
redoutais tellement de la voir tout en sachant qu’elle en serrait. Les jours
qui ont suivi son refus, j’ai été triste tout le temps. Simplement triste,
uniquement et bêtement triste. Des heures qui ont défilé je n’ai pas de
souvenirs. Les nuits s’épuisaient une à une en insomnie, je me levais, allais
au lycée, rentrais, mangeais d’une manière métronomique, tentant d’oublier le
début de mon chagrin. J'ai évité son regard, je ne lui parlais plus, ne lui
faisais pas la bise. Elle ne s’approchait pas de moi. Je ne suis pas sorti
pendant un moment, je ne pouvais simplement pas. Puis Arnaud m'a forcé un peu
la main pour que je vienne à la soirée de Manue, il voyait bien que ça n'allait
pas trop, ne sachant pourquoi, je ne lui avais rien dit sur le râteau. Et je
suis là, Marie danse et la vision de son corps entouré d'autres mecs de mon âge
m'est insupportable. Je me lève d'un bond, il faut que je sorte, que je me
barre. J’arrache ma veste du
portemanteau, me précipite vers la porte d’entrée. Il pleut dehors, un truc
fin, collant, désagréable. La ville dort encore une fois, la ville dort
toujours quand je la contemple. Je marche un moment, des façades vides, des
lampadaires qui se succèdent, personne pour me parler. Des larmes sur ma joue,
ou la pluie ?
Près du fleuve, il y a un bar
encore ouvert, par la vitrine on distingue la patronne : une femme massive
aux cheveux ras, vêtue d’un polo bleu nuit, d’un jean. Clope coincée entre les
lèvres, elle essuie un verre, elle a une toile d’araignée tatouée sur le coude.
Trois nanas et deux mecs sont accoudés au zinc sirotant des demis. J’hésite un
instant à entrer, j’ouvre la porte, sens la chaleur, une odeur de bière tiède,
de tabac, deux chats dorment dans un coin. La banquette de faux cuir rouge est
défoncée, molle quand je m’assois, la table un peu poisseuse. La patronne me
regarde en biais, les deux types aussi. Une des nanas semble ivre, rigole
doucement les yeux noyés dans son verre, les deux autres discutent en fumant
des Vogue.
Je ne me sens pas à ma place.
« Tu veux quoi ?
- Un whisky ?
- Et puis quoi encore ? Tu veux pas non plus
que je te ramène chez ta mère quand tu seras bourré et que je te
borde ? »
Elle a une voix étrangement douce
et tendre en disant ça, je m’attendais à un truc rauque, poncé par les
Gauloises et le Ricard, mais non.
« T’as déjà pas bien l’âge d’être
dans un bistrot et moi j’ai plus celui d’avoir des ennuis…
- Un coca, c’est bien un coca aussi.
- A la bonne heure. »
Un des mecs se lève, il est assez
grand, très maigre, porte une chemise à rayure avec une sorte d’écharpe verte
et noire brillante, de sous un chapeau noir s’échappent des cheveux frisés,
touffus, il ressemble à Helno, le chanteur des Négresses Vertes, les dents
pourries en moins. Il glisse une pièce dans le juke box, je reconnais
immédiatement les premières notes de Stand By Me. Et soudain, tout
revient en force comme une violente claque : Marie, le râteau, la soirée,
ma tristesse. Ça gigote là-dedans, ça s’agrippe et s’agite, je fonds en larme,
comme un con, sur une banquette de moleskine aussi vieille que ma mère.
Le type me regarde, pas gêné, à
peine interloqué. La patronne essuie un verre, la fille saoule éclate de rire
devant la tv qui diffuse un épisode de Benny Hill. Je pleure longuement, sans
faire de bruit. Personne ne s’intéresse à moi. C’est très bien ainsi.
Puis ça s’apaise, petit à petit, parce
que je n’ai plus de larmes en réserve, parce que je suis épuisé aussi. Ben E
King a fini son morceau, remplacé par le métal rugueux de Motorhead.
“Love me forever or not at all”
Jamais donc.
« On va fermer, gamin, tu finis
ton verre. »
Les deux types ont pourtant
entamé une partie de cartes, la fille saoule dort sur le comptoir, les deux
autres rallument clope sur clope en riant.
« D’accord Madame.
- Solange
- D’accord Madame Solange.
- P’tit con. »
Elle dit ça avec un joli sourire
au milieu de son visage fatigué.
De voir son sourire, ça me donne
envie aussi de sourire un peu, un peu plus que ces dernières semaines en tout
cas. Je me lève et paye. Juste avant de sortir, le grand type tout maigre, m’attrape
par la manche et me regardant de ses yeux injectés de sang me dit :
« Ademas , hay otros peces
en el agua. »
« Je ne comprends pas. Je ne
parle pas espagnol.
- Il y a d’autres poissons dans la mer.
- Mais pas des comme celui-là.
- Non bien sûr… File ta mère t’attend. »
La nuit est toujours aussi humide
et vide, moi aussi seul. Il y a l’océan, les poissons, le sel de l’eau, de mes
larmes. Il y a Marie que je n’oublierai jamais. Je pense à mes parents déjà vieux,
à la vie qui pique les yeux, les cœurs. Je ne sais pas de quoi sera fait demain
et ça me fait peur. Je ne sais pas si un jour je pourrais embrasser une fille et
ça me fait peur. Je ne sais pas si mon cœur va se recoller et si je vais
pouvoir respirer un peu plus facilement et ça me fait peur. Je ne sais rien, je
suis un adolescent de seize ans perdu dans l’immense nuit d’un hiver pluvieux.
Au loin, les usines de la raffinerie
clignotent, un avion traverse le ciel, et par la vitrine je vois Solange et le
grand escogriffe qui me regardent avant de s’embrasser.
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