Testament

 On sentait dans l’air que l’été allait s’achevant. Déjà les jours étaient plus courts ; le soir pour lire il devenait nécessaire d’allumer une lumière, celle du salon, posée sur l’immense étagère, par exemple. Bien sûr l’automne attendrait encore un peu, l’hiver paraissait encore hypothétique ; mais la fin des grosses chaleurs, les orages du quinze août, ces micro événements marquaient le passage du temps plus sûrement que les aiguilles d’une montre. L’été se terminait. La vie du Vieux aussi.

Personne ne savait au juste quel était son âge. Il prétendait être né au moment où la guerre déchirait l’Europe, où des soldats se massacraient pour des puissants dans des tranchées boueuses. Cela paraissait incroyable en ce XXIème siècle déjà bien commencé. Quelque fois, sa naissance se situait à la fin des Années Folles, un peu avant la Crise. C’était un peu plus probable. Tout ça n’était qu’un jeu.

Il vivait dans cette grande maison depuis tant d’années que personne dans le quartier ne se souvenait de son arrivée ; vraisemblablement sa présence était antérieure à la majorité des autres habitants. On voyait sa silhouette dégingandé, courbée au creux des épaules, ses pantalons gris, toujours les mêmes, sa vieille écharpe autrefois bordeaux, ses souliers de cuir avachis, parcourir la rue pour aller chez le boucher, le boulanger ou le primeur, qu’il pleuve, neige, vente. Il faisait partie du décor.

Tout le monde l’appelait Le Vieux en son absence.  Les commerçants donnaient du M. Claude respectueux, quelquefois cauteleux, à ce bon client. Pour sa famille, il n’était rien, quantité négligeable dont on attendait en vain la mort afin d’hériter de la maison, du terrain qu’on dépècerait en parcelles égales et ridicules afin d’y construire des pavillons sans âme. Les fruitiers seraient arrachés par une pelleteuse, on comblerait la petite mare, les haies broyées. Enseveli, on vendrait ses livres, certains valent parait-il beaucoup d’argent. On oublierait que dans les replis de la maison il avait aimé, élevé des enfants, eu peines et joies ; on oublierait jusqu’au souvenir de son souvenir.

De poussière il redeviendrait poussière qui s’envolerait dans le tourbillon des âmes mortes.

Il le savait.

Il le savait.

Il le savait et dans cet été finissant, alors que ses forces l’abandonnaient, il ne pouvait se résoudre à l’accepter. Par la fenêtre du salon le soleil se levait. La nuit s’achevait comme elle avait commencé : claire et lumineuse, immense. Son sommeil ne contenait plus guère que quelques heures, grappillées ci et là, arrachées à l’insomnie, presque volées. C’était sans importance. Pour lui la nuit était un refuge : sa noirceur intrigante, ses lumières qui rendaient tout le monde beau. Plus jeune, Le Vieux voulait s’inventer une vie de noctambule, noceur et un peu ivrogne. Errer dans des bars glauques, une femme ou plusieurs à ses bras, ivre et chantant, riant, le visage rougi. Sortant dans les rues immenses éclairées par l’arc des lampadaires, et s’enfonçant dans le dédale de la ville, une autre ville, ailleurs, loin de cette petite préfecture de province gelée d’ennui, vers d’autres bars, d’autres fêtes, d’autres femmes. Vœu pieu, fantasme, sa vie de fonctionnaire marié à une femme incolore et gentille, élevant des enfants qui ne l’aimaient pas, s’était étirée de jour en jour, jusqu’à une retraite sans joie. Son épouse était morte d’une grippe mal soignée à soixante-deux ans, ses enfants avaient quitté la maison pour des métiers importants. Ailleurs. Loin.  

La solitude l’avait pris d’un coup. Perdu, se cognant à son ombre sans cesse, tournant, virant, pleurant parfois, il sombra presque au plus profond d‘une dépression sans fin. Personne n’en voyait rien. Ses larmes se cachaient derrière le sourire de rigueur face à des commerçants ou des voisins aussi peu compatissants qu’indiscrets. Mais la pensée de la mort revint un nombre incalculable de fois, des scénarios impossibles, des luttes sans fin avec sa volonté de vivre. Il avait même fixé une date. C’est ce qui lui sauva la vie. Patiemment, accumulant des cachets prescrits par le médecin : anxiolytiques, somnifères (c’était si simple de prétexter des angoisses nocturnes, des bouffées glacées serrant sa poitrine. Ce n’était d’ailleurs pas vraiment des inventions…) Les boîtes tenaient tout un rayon d’une de ses étagères. Arrivé au jour prévu, nanti d’un stock de médicament à faire pâlir d’envie n’importe quel pharmacien, l’envie de mort avait disparu. Certes il était seul, il s’ennuyait, mais il lui restait encore un peu de désir de vivre. Il ne voulait simplement pas s’arrêter là. Il prit un chien. C’était il y a plus de vingt ans. Le chien, un labrador collant et stupide, avait disparu et n’avait pas été remplacé. Le Vieux continuait. Personne n’entrait dans la maison à l’exception d’une femme de ménage. Ses journées s’étiraient entre lecture, déambulation dans les rues de son pas de sauterelle, lentement, de plus en plus lentement, attente sur le banc d’un parc, avec le ciel, les nuages, les enfants comme compagnons ; sa vie s’étirait en un long dimanche sans fin, sans joies, sans peines.

Un an, deux, trois. Dix. Quinze.

Un matin le réveil l’avait trouvé fébrile, las. Son corps noué de courbatures. Dehors l’été chantait sa chanson de lumière, de crépuscules flamboyants. Ses mains peinaient à boutonner la chemise, à tenir la cuillère à café ; son souffle s’étalait, plus court, et une immense lassitude lui parcourait l’âme.

« Je vais mourir. » La pensée était venue d’un coup, brusquement, comme une forme de certitude. Ce n’est pas que l’idée de la mort lui était inconnue : depuis le temps c’était une évidence. Mais là, on basculait dans la concrétude des choses. La mort était là, demain ou après-demain, très bientôt. A la fin de l’été. Inévitable, parce qu’inéluctable.

Il ne savait pas trop quoi en penser.

Refuser de mourir tenait de la bêtise. Mais ne pas accepter de disparaître, d’être oublié, ça c’était diablement plus compliqué. On ne peut se résoudre malgré les années à se dire que nous ne serons bientôt plus que le souvenir d’un souvenir, pareil à la trace d’un reflet dans le miroir. L’orgueil des Hommes n’a pas de limites. On veut exister, vivre dans les mémoires des autres, éternellement. Mais on ne peut pas. Son testament stipulait initialement que tous ses biens revenaient à la municipalité, ses enfants absents ne méritaient vraiment rien. Mais à quoi bon ? Qu’est-ce que la ville ferait de cette maison, si ce n’est exactement la même chose que ses enfants ?

Dehors le soleil éclairait les feuilles des marronniers. La sécheresse en avait fané une partie, les marrons patientaient dans leurs bogues vert acide. Des oiseaux pépiaient dans les haies, les zinnias étalaient leurs couleurs. Tout était calme, serein. Un beau jour pour mourir.

Le Vieux s’allongea, ferma les yeux. Sa vie allait s’arrêter comme elle avait commencé : sans raison majeure.

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