Virus
Je m’étais levé aux aurores.
Dehors, dans le pré en face de la maison, deux chevreuils broutaient l’herbe.
Le ciel sera bleu acier dans la journée, un jour de plus de sécheresse, mais à
ce moment-là il contenait une étrange gamme de gris, de violets et d’orange.
Comme s’il hésitait encore sur la tonalité dont il teinterait les heures à
venir.
Deux chevreuils, dans les arbres
quelques tourterelles à peine endormies, un chat rentrant de sa maraude
nocturne. Le monde contenait en lui mille possibilités, mille joies, mille
peines.
Il faisait frais, presque froid
sur la terrasse de béton. J’avais frissonné dans mon T-Shirt à l‘odeur de nuit,
les cheveux, les yeux pleins de sommeil. Même le café ne me semblait pas assez
fort.
J’étais le seul homme sur Terre.
J’enfilais un jean, un pull fin,
usé, élimé. Il ne me quittait pas depuis des années, compagnon peu glorieux de
mes jours étranges. Une fois chaussé de baskets râpées, j’avais pris un bâton
taillé dans un noisetier.
La côte au sortir de la maison
était abrupte. Enfant, elle me terrifiait quand j’y engageais mon vélo dans le
sens de la descente. Avec mes frères et mes sœurs nous imaginions des freins en
panne, des roues explosant à mi-course, des accidents superbes et dramatiques.
Nous jouions à nous faire peur et nous y arrivions très bien. Des années après
je me remémorais ces jeux avec délice et nostalgie.
Mes frères et mes sœurs étaient
morts, mes parents aussi, ainsi qu’une immense majorité des humains maintenant.
Du moins de ceux que je connaissais. Le virus s’était répandu à une vitesse
foudroyante, tuant tous ceux qui l’attrapaient. Les gouvernements avaient bien
essayé de s’en prémunir, d’établir des mesures de prophylaxie, des quarantaines
et autres choses. Rien n’y faisait. On ne savait d’où il venait, on ne savait
comment on l’attrapait, on savait juste que les gens s’endormaient et ne se
réveillaient plus. Personne ne souffrait, c’était déjà ça. A un moment le
malade était pris d’une fatigue irrépressible, il s’allongeait où il pouvait et
ne se réveillait plus. Le cœur s’arrêtait tout simplement. Inodore, incolore et
indolore.
Le plus terrible c’est que
personne ne comprenait pourquoi, comment ce virus était apparu. Des
scientifiques glosaient longuement sur les chaînes d’information en
continu. On prétendait que c’était un
mutant échappé de quelque laboratoire, que des militaires l’avaient fabriqué en
pleine Guerre Froide, que les puissances de l’Axe du Mal s’en servaient pour
anéantir l’Occident. Tout ceci était faux,
bien entendu. On mourrait tout autant en Corée du Nord qu’à Paris ou Bagdad.
Arrivé au sommet de la côte je pouvais
voir le paysage immense et infini. Une petite vallée, étroite, encaissée, aux
pentes couvertes de feuillus. Charmes, frênes, bouleaux, parfois un cerisier
sauvage. Plus loin des plateaux volcaniques, des près aux délimitations floues
- de plus en plus floues au fur et à mesure que le bétail en mal de soins
s’échappait de ses enclos - des volcans ronds et légers. Parfois une forêt dense de résineux, bois
noirs où les loups avaient fait leurs retours quelques années avant le cataclysme.
Le soleil avait nettoyé le ciel
des restes de la nuit. Il commençait à faire chaud, la journée serait encore
torride. Mais ça m’importait assez peu. Je marchais d’un pas régulier, lent,
par les chemins creux. Les herbes poussaient hautes, bruissantes du vent.
Parfois, un serpent se faufilait, silencieuse ondulation. Je ne les craignais
pas. Enfant, je les cherchais dans les murailles de pierre des maisons
abandonnées, dans les taillis. Il suffisait simplement de s’en approcher avec
respect, de ne pas les toucher.
Les religieux de tous bords
avaient hurlé à la punition divine quand les morts s’amoncelaient dans les
morgues. Il fallait prier disaient-ils, prier pour notre salut, la rémission de
nos péchés. Et des milliards de femmes et d’hommes chantèrent les noms d’Allah,
de Dieu, de Jéhovah, Bouddha et tant d’autres encore. Et des milliards de
femmes et d’hommes moururent tout de même. Il n’y avait rien à faire. Juste
accepter qu’un jour nous étions vivants, la minute d’après endormis, la
suivante décédés.
Les problèmes nombreux que cette
pandémie provoquait ne pouvaient être résolus facilement. On vint à manquer de
fossoyeurs, de place dans les cimetières. On congela des corps, on en brûla à
qui mieux mieux dans les civilisations où cette pratique était acceptée. Mais
la société des hommes tourna vite au chaos au fur et à mesure que les
institutions disparaissaient. Ça ne dura pas bien longtemps. Parce qu’on
mourrait vite et beaucoup. Et un jour, je me retrouvais seul. Tout seul.
J’étais retiré depuis quelques
années dans mon village de montagne, j’avais assez peu de voisins et c’était
tout aussi bien. Ils moururent aussi, la télévision cessa d’émettre. Je ne
savais pas ce que devenait mes enfants éparpillés sur tous les continents.
Morts surement. Ça m’emplissait d’un désarroi que je peinais à surmonter quand
j’y pensais. Alors, j’évitais tout simplement d’y réfléchir.
Maintenant, le chemin de pierre
blanche traverse des forêts de pins, l’air embaume. Je sais qu’après il y aura
un ruisseau, un pré à l’herbe verte lumineuse avec deux chevaux. Ils m’aiment
bien, je leur donne du pain que je fais moi-même. Puis ce sera le village
désert. Je prendrai au supermarché de quoi faire à manger, des livres aussi. Un
jour, il n’y aura plus de nourriture et les livres seront tous lus. Tempus
fugit.
J’ai peur de la solitude parfois.
Même si le monde est beau, c’est terrible de ne le partager qu’avec soi. Je
m’ennuie terriblement certains soirs quand la nuit enlace les arbres, les
ruisseaux et les bêtes. A d’autres moments, je suis heureux de ne plus côtoyer
qui que ce soit. Peut-être sommes nous encore quelques un sur Terre à ne pas
dormir éternellement. Peut-être.
Si un jour je devais attraper le
virus, j’aimerais que ce soit dans le pré en face de la maison, là où coule le
ruisseau, à l’ombre des frênes. Je m’allongerais là dans la menthe des
rivières, avec l’odeur de l’eau et je m’endormirais à jamais avec cette ultime
fragrance comme linceul.
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