A perdre haleine
Le bus traverse la ville, bloc d’acier anonyme. A l’intérieur il fait chaud, dehors l’hiver s’étale dans le noir du petit matin. On devine sur les vitres des marques un peu plus grasses, un peu plus opaques là où se posent les têtes des lycéens. On termine sa nuit pendant les dix douze quinze minutes du trajet. On rêvasse un peu avant les cours et les interros, avant les reproches pour les travaux mal faits, avant les rebuffades des profs. On termine sa nuit et on espère. Un sourire de Lucie, peut-être un mot d’Océane, Justine, Clément, Hugo, un signe qui nous donnera de l’air, une brève respiration dans une journée étouffante.
Par la vitre il regarde les maisons défiler. Il a toujours aimé ça. La plupart sont plongées dans le noir. Sûrement qu’on dort encore à l’intérieur, peut-être qu’on reste bien au chaud sous la couette profitant un bref instant de cette carapace de douceur, de cet instant suspendu. On respire l’odeur de l’ombre, des étoiles, du dehors. Puis, il faudra se lever, se laver, déjeuner, préparer les enfants, consulter ses mails, ses messages Messenger Whats App Tinder. Vivre la vie d’adulte. Jouer un rôle. Il faudra faire semblant, énoncer toutes ces choses que l’on attend de nous. Ce n’est même pas réellement une question de bonheur, de malheur, de joie, de peine. C’est tout simplement comme ça que nous avons été élevés, c’est notre rôle.
Au fond du bus, inévitable, un troupeau d’ados. Rien n’a vraiment changé depuis ses dix-sept ans. Il y a toujours le type avec une espèce de moustache un peu ridicule, fort en gueule, qui en impose par son look et une sorte d’effronterie téméraire. Collectionnant les mauvaises notes et les conneries, il fume du shit, picole à l’occasion. Il se sent costaud, sûr de lui, fort. Chef d’une meute de petits chiens fidèles et admiratifs.
Autrefois, avant quand il avait quinze seize ans, quand il écoutait les Bérus à fond, Ludwig, les Ramones, quand il n’avait pas vraiment d’espoirs, d’idées, d’envies, ce genre de mecs le rendait admiratif. Ses potes. Vaine fierté d’appartenir à leurs bandes, de fumer des clopes avec eux. Autrefois. Mais la plupart finissent, bedonnant, caristes, soudeurs, cantonniers. Ou se tuent dans un accident de bagnole à trois grammes d’alcool. Ils se marient jeunes, boivent, deviennent obèses de malbouffe, de bières, d’inaction. La moustache reste, les cheveux partent. Ils ne sont plus rien à trente cinq ans, votent FN pour se prouver on ne sait quoi. Et eux aussi étouffent.
Il se dit qu’il aurait dû fuir cet univers plus jeune. Prendre la tangente des études, une autre ville, plus grande, plus loin, anonyme. Se créer un autre destin que celui qui était le sien. Mais il n’en a même pas eu l’idée alors. Tout était figé, figé. Glacé comme la nuit du dehors. Le bus va arriver à destination. A la descente, immédiatement sa buée fera un panache dans l’air. Son souffle sera très légèrement coupé. Les températures glaciales figent le pays depuis deux semaines. On n’avait pas connu pareille vague de froid depuis des années, des décennies. Le réchauffement climatique habituant les gens à des hivers trop doux, un peu gluant, personne ne pouvait croire encore que le froid existait vraiment. Mais il n’a pas choisi de faire autre chose. Une vie anonyme dans une ville anonyme. Des décisions limitées et définies par avance : des enfants, une maison, un chien, un chat, une voiture. On se marie avec une fille rencontrée sur les bancs de la fac, à une soirée, chez des potes. On a bien un peu flirté avant mais dans les limites du raisonnable ; il faut que jeunesse se passe. Parfois, un divorce interrompt la course rectiligne de l’existence. On s’est aimé, on se déteste un temps, puis les jours poncent les plaies, les cicatrisent. Il faut alors refaire sa vie, reconstruire quelque chose, avec moins d’allant, des cheveux blancs déjà, on s’aime mais surtout on s’habitue l’un à l’autre pour ne pas rester seul quand on sera vieux.
Une succession de non choix en définitive.
Encore un virage ou deux, les à coups du bus le bercent. Il se demande quelle vie il aurait eu si d’aventure il avait décidé un peu plus par lui-même. Il n’en sait rien. Et est-ce bien utile de se poser ce type de question ? Ca alimente la nostalgie, la mélancolie. Rien de plus, rien de moins.
Il va descendre du bus. Puis ce seront les interminables heures de travail ; les collègues que l’on supporte à force de les côtoyer, une machine à café, le ronron de ce que l’on répète mille fois. C’est rassurant et angoissant à la fois. Il ne déteste pas, s’est habitué. Peut-être parce qu’il ne se pose jamais trop de questions, à part ce matin dans ce bus aux vitres glacées. Il va continuer, que faire d’autre ?
Ça n’empêche pas de respirer, c’est déjà ça.
Mais tout de même il aurait aimé une vie à perdre haleine.
Sans trop savoir ce que c’est.
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