L'anthracite des jours

 Il pleut. Une pluie fine, glacée, qui détrempe le monde, les arbres, les routes, le ciel. Une pluie d’ennui, d’heures lentes comme des jours, de mélancolie.

Sur le parking une voiture attend dans la fin d’après-midi, phares allumés, le moteur ronronne. C’est une BMW, un modèle sportif. Les gouttes d’eau forment de petites rigoles sur la carrosserie noire luisante. A son volant il y a une femme qui pleure.

Un peu plus loin, sur un des étangs, des canards patrouillent, parfois s’envolent. Deux cormorans patientent sur une branche, statues immobiles.

Il marche évitant soigneusement les flaques. Ses chaussures noires peu à peu s’étoilent de minuscules brins d’herbe, de quelques gravillons, l’ourlet de son pantalon se tâche des éclats de boue.

Il marche dans l’anthracite du jour avec le coassement lugubre des corbeaux, avec le vent glaçant les jointures. Il n’a pas pris de gants.

Il marche parce que quoi faire d’autre ? Attendre vainement, des heures et des heures, lire cent fois le même message jusqu’à le connaître par cœur, aller sans cesse jusqu’au placard à confiseries et se faire de minuscules shoots de bonbons ?

En arrivant il a hésité à aller toquer à la vitre de la BMW. Il a hésité à demander à la femme le pourquoi de ses larmes. Il n’a pas osé. Il n’ose pas vraiment à vrai dire, et quand il le fait la vie se charge de le ramener à sa juste place : nulle part. Et puis, il a eu un peu peur de sa réaction. Si elle est ici au bord de cet étang c’est peut-être parce que justement elle a envie d’être seule, de pouvoir pleurer tranquillement. C’est peut-être sa façon à elle de surmonter un sms douloureux, sa manière d’éteindre le chagrin et l’ennui. Demain, elle ira mieux, elle reprendra le court de sa vie, son travail passionnant, ses amies, ses amours. Elle oubliera peu à peu les mots abrupts jetés là comme un caillou à la surface de l’eau. Un matin en se levant elle sentira qu’elle est prête à aimer, une fois encore, à faire confiance, à espérer. Elle est toujours belle, désirable, elle gagne sa vie, elle plaît, elle le sait et elle croit en l’amour. Là, elle n’a besoin que de cet instant de larmes, seule, loin du monde, dans le jour qui s’échoue. Dans un instant la voiture s’élancera, puissante, et ses pleurs ne seront qu’un souvenir incertain.

C’est comme ça à chaque fois, il faut juste pleurer, se vider, déverser la douleur là devant soi, puis la contempler et enfin l’abandonner. C’est presque facile. Presque.

Alors, il l’a laissé tranquille. Il a fait le tour des étangs, deux fois, trois, il ne sait plus trop, il n’a pas vraiment compté.

C’est étrange quand même de ne plus se souvenir, même si ça n’a pas d’importance. La nuit arrive, il sait qu’il va devoir cesser, rentrer et se sécher. Il retrouvera l’appartement, le chat, des livres. Il a espéré que cette fois c’était la bonne, que l’avenir lui tendait ses bras radieux et réconfortants. Les bras de Jeanne. Ses cheveux aux reflets d’or, son sourire et tout le reste.

Il s’est trompé une fois de plus, une fois encore.

Il va rentrer et relire les mots de Jeanne, cette lettre écrite d’une traite, ces phrases un peu sèches et courtes. Ces phrases de fin. Il voudrait pouvoir déchirer les pages, pouvoir effacer les lettres une à une, les paroles, les souvenirs. Faire comme si rien n’avait existé, jamais, comme si tout ça n’était même pas un rêve.

Il ne peut pas. Il ne peut pas et il sait qu’il va avoir mal, qu’il va hurler dans son sommeil, se perdre dans sa chambre, dans ses draps collant de transpiration. Il sera au matin à moitié mort de fatigue, de tristesse, d’angoisse. Ses jours ressembleront à une lente agonie, puis la blessure se refermera laissant une sensation désagréable, comme une brulure permanente. Il ne voudra plus aimer, il ne voudra plus aimer, plus jamais !

Et un jour ça recommencera.

Il a fini sa marche, la pluie n’a pas cessé. Il s’approche du parking, la BMW est toujours là. La femme est sortie.

Elle le regarde.

« Excusez-moi Monsieur… »

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