Un pays qui n'existe plus ?
Nous venons d’un monde en guerre,
d’un pays qui n’existe plus. Nous sommes l’armée des déclassés, ceux qui ne
sont tellement plus rien que même notre existence n’existe pas.
Nous avons fui les guerres, les
bombes et la torture. Nous avons amené avec nous nos femmes violées, nos
enfants torturés. Nos corps portent les mutilations, la douleur des heures
abjectes
Parias parmi les parias, nous
sommes légion. Nos os jonchent la Méditerranée. Nos os pourrissent et personne,
non personne, ne se souviendra même de nos noms.
Armée vide et creuse, nous errons
dans vos ruines, vos rues, sous des tentes trop fines, sous des ponts d’acier dentelés
de rouille.
Parfois, vos polices, chiens de
garde de l’ordre dérisoire que notre simple vue trouble, s’acharnent sur nos
maigres possessions, sur nos bras, nos jambes, nos testicules.
Battus, frappés, martyrisés,
violentés, nous qui venons d’un pays qui n’existe plus, nous courbons l’échine,
nous pleurons les lacrymogènes. Il faut se taire et supporter.
Demain à l’arrière d’un camion,
dans les neiges des montagnes, sur un bateau dérisoire, nous braverons une fois
de plus la mort. L’Eldorado serait à ce prix.
Dans nos cauchemars nous revoyons
les immenses montagnes du Panchir, les plaines du Tigre, de l’Euphrate. Dans nos
cauchemars nous sommes rires et baisers, amour et plaisir.
Nous venons d’un pays sans nom.
Une ville anonyme brûlée par vos bombes. Cohorte inouïe, vos cités sont nos
refuges, sont nos tombeaux. Parfois, parfois, nous rêvons. Quand nos ventres
pleins cessent de crier la misère, cessent de gronder. Et nos songes ont le
goût du pain, du kif et d’une poignée de fruits.
Nos songes doux comme un miel de printemps,
voilà ce que vous n’aurez jamais, jamais. Parce que nos nuits nous appartiennent
encore, parce que sous nos frêles tentes de toile, serrés pour nous tenir
chaud, nous parlons nos pays, nos villages, rivières immenses et les mains
noueuses des vieux. Certains disent leurs femmes, si belles, aux rires
éclatants, aux seins hauts, aux corps lestes. Certains disent les enfants, le ballon
en toile dans la poussière de l’été, le vent sur les montagnes, les brebis et le soleil, le soleil sans cesse.
Tous nous rêvons.
Tous.
Nous venons d’un pays qui
n’existe plus. Vous nommez cela Syrie, Irak, Lybie, Afghanistan. Nous disons
chez moi, chez moi, chez moi. Là-bas.
Et puis, un jour nous ne dirons
plus rien. Retournés aux ombres ; peut-être nos enfants reviendront dans ce pays qui n’existe plus. Peut-être lui diront-ils : c’est ici que
vécu mon père-frère-mère.
Nos parents, parias qui n’avaient
même plus de noms, tout comme leur pays.
***
Cette nouvelle a été inspirée par le podcast de Estelle Decléène : Carte mémoire Berlin
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